CHAPITRE XIV

 

 

 

Au matin, tout ça aurait pu n’être qu’un rêve… N’était qu’Ulrich se leva à l’aube et partit aussitôt.

Quand Karal prit sa leçon avec Kerowyn, elle avait la tête ailleurs, et il put la mettre à terre plusieurs fois sans trop de mal. Il attendit le bon moment pour lui parler du laxisme du garde, ce qui lui valut un hochement de tête approbateur.

Après, il se retrouva sans rien à faire. Ulrich avait annulé tous ses rendez-vous pour se consacrer à la menace qui approchait. Dans ses fonctions de Prêtre-Mage, il n’avait pas besoin d’un secrétaire.

Il réapparut au déjeuner, le temps de manger sur le pouce et de demander à Karal s’il s’était chargé de prévenir les personnes qu’il aurait dû rencontrer.

— Oui, maître, répondit le novice. Puis-je faire autre chose pour vous ?

— Pas vraiment. Profites-en pour te reposer. Je serai en conférence avec les autres mages. Nous en sommes encore au stade des discours, maintenant que nous avons renforcé les boucliers… Peu importe ! Prends un jour de vacances.

Sur ces mots, il partit, laissant Karal tourner en rond dans la suite puis dans sa chambre.

Pour la première fois depuis très longtemps, il avait le temps de se sentir seul… et il eut le mal du pays. Jusqu’à maintenant, il avait été trop occupé pour penser à lui. Quand il ne travaillait pas, il encourageait An’desha, apprenait tout ce qu’il pouvait sur Valdemar, les Hérauts et les Compagnons – grâce à ses lectures et à Florian – et débattait de tout cela avec Ulrich.

Karal n’avait pas eu l’occasion de parler de la dernière crise avec son mentor, et ça l’ennuyait beaucoup. Assis sur son lit, regardant le mur, il se sentait abandonné. Inutile d’aller rendre visite à An’desha. Il devait travailler avec les autres. Quant à Natoli, elle était dehors, avec ses maîtres. Florian était comme Altra : il se montrait quand bon lui semblait.

Karal n’était pas un mage et pas un Bleu non plus. Ça le laissait sans aucune contribution à apporter.

Cesse de t’apitoyer sur toi-même ! cracha Altra en sautant sur le lit. Tu as déjà prouvé que tu savais prendre des initiatives. Qu’est-ce qui t’empêche de recommencer ? Tu es adulte, Karal. Un acolyte, plus un novice. Bien sûr que tu as quelque chose à faire ! N’es-tu pas censé être l’assistant d’Ulrich ?

— Euh… oui, mais…, commença Karal, que l’apparition du Chat de Feu avait fait sursauter.

Eh bien, va l’assister ! Qui lui rappellera de manger et de se reposer, si tu ne le fais pas ? Solaris ne t’a-t-elle pas dit de veiller sur lui ? Les autres mages sont plus jeunes. Ils continueront de travailler jusqu’à l’épuisement, et il se sentira obligé de les suivre ! De plus, qui prendra des notes ? Même si tu ne comprends pas leur charabia, tu es capable de le consigner, non ?

La queue d’Altra trahissait son agacement.

Karal acquiesça, d’abord un peu hésitant, puis avec enthousiasme. S’il se présentait devant la porte de la salle de réunion, on ne le renverrait sûrement pas. Il était le secrétaire d’Ulrich, après tout. Et, à part lui, il n’y avait personne pour jouer ce rôle.

Et tu pourras apprendre des choses et les répéter à Natoli, ajouta le Chat de Feu. Les chercheurs ont autant besoin de ces informations que de mesures. Ils ne connaissent rien à la magie. Alors, plus tu leur en apprendras, mieux ils pourront faire leur travail ! Tu ne crois pas ?

— Si. Merci, Altra, dit Karal.

Il se leva pour prendre ses affaires.

De rien, répondit le Chat de Feu. Il sauta du lit… et disparut avant d’avoir touché le sol.

Karal frissonna. Il aurait préféré qu’Altra attende d’être hors de vue pour faire ça. Le voir apparaître et disparaître lui tapait sur les nerfs.

Peu importe !

Il savait où avait lieu la réunion des mages – Ulrich le lui avait dit. Pas dans la salle du Conseil, qu’ils avaient déjà trop détournée des affaires de l’Etat, mais dans la suite des griffons. La seule autre pièce qui pouvait accueillir ces créatures.

Karal n’y avait jamais été, mais n’importe quel page pourrait l’y conduire. De fait, l’enfant qui le guida dans un labyrinthe de couloirs lui avoua qu’il jouait souvent avec les jeunes griffons. Le novice secoua la tête en entendant ça. Comment, au nom de Vkandis, les parents de ce gosse pouvaient-ils le laisser s’amuser avec des rapaces carnivores ? Ça montrait à quel point Treyvan et Hydona étaient bien acceptés par les Valdemariens.

La suite des griffons était au bout d’un long corridor qui sembla vaguement familier à Karal. A l’origine, il avait dû s’agir d’une salle de réception secondaire, reconvertie depuis en logement pour ses visiteurs extraordinaires.

Karal frappa doucement à la porte et fut un peu surpris quand Ulrich l’entrouvrit.

— Karal ? (Fronçant les sourcils, le prêtre semblait sur le point de refermer la porte.) Ne t’ai-je pas dit…

— Vous n’avez personne pour prendre des notes, pas vrai ? coupa le jeune homme avant que son mentor n’ait pu le gronder. Ni pour porter vos messages. Si vous avez besoin de quelque chose, vous devez appeler un page et attendre qu’il arrive. Idem pour vous commander à manger et à boire.

« Je peux faire tout ça pour vous et vous savez que je ne serai pas dans vos jambes. (Il déglutit et continua, sur un ton un peu suppliant :) S’il vous plaît, je veux vous aider. Ce n’est pas un devoir, mais un plaisir.

— J’ignorais que tu aurais envie d’assister à cette réunion. Tu as travaillé très dur et je craignais de te surmener…

Karal toussota, sentant ses joues s’empourprer.

— Maître, un de mes devoirs est de m’assurer que vous ne vous surmenez pas. (Il baissa la voix.) Vous ne m’exploitez pas. Je suis fier de vous servir et de vous honorer comme je servirais et honorerais mon père.

Ulrich baissa la tête.

— Karal, tu es un jeune homme remarquable.

Je suis fier d’être là pour t’aider quand je le peux. Merci. Nous avons certainement besoin de toi !

Karal se glissa dans la salle, Ulrich ouvrant juste assez pour le laisser entrer. Il n’y avait pas de meubles, mais une impressionnante quantité d’énormes coussins et de courtepointes en plumes. Logique, puisque cette pièce servait à des griffons, pas à des humains.

Flammechant parlait. Il ne remarqua pas l’arrivée de Karal, qui s’assit à côté d’Ulrich, déballa ses affaires et commença à prendre des notes au milieu du discours de l’Adepte.

— … si vous y tenez tous, je ne vois pas quel mal ça pourrait nous faire. (La voix de l’Adepte Guérisseur vibrait d’un amusement frôlant le mépris.) Mais je le répète, je ne vois pas ce que ces… artisans, ces ingénieurs, comme vous les appelez… pourront faire d’utile. La magie ne fonctionne pas selon leur façon de penser. La magie est faite d’intuition ! On ne peut pas la disséquer ni lui y appliquer une logique.

— N’est-ce pas toi qui m’as appris les lois de la magie ? objecta An’desha.

Surpris, Karal leva un sourcil, mais ne dit rien. An’desha en désaccord avec Flammechant ? Ce devait être la première fois !

— Oui, mais… (Flammechant chercha ses mots un moment, puis retrouva sa contenance.) Mais les « lois » de la magie ne sont que des directives ! Elspeth et Ventnoir n’ont-ils pas accompli des choses que les mages k’sheyna croyaient impossibles, simplement parce qu’Elspeth n’avait pas conscience qu’elles l’étaient ? La magie n’est pas logique. Elle ne répond pas toujours de la manière prévue. Pas question de la faire se poser sur un gant comme un faucon qui a reçu l’Empreinte !

— Mais tu ne vois pas d’objection à ce que j’assiste les ingénieurs ? insista An’desha. Aussi longtemps qu’il me reste assez de temps et d’énergie pour travailler aux boucliers ?

Il s’oppose à Flammechant ? C’est inouï ! L’Adepte leva les bras au ciel.

— Comment pourrais-je objecter quand il s’agit de ton temps libre ? Si tu veux le gâcher bêtement, vas-y ! Mais je ne vois pas ce que tu comptes accomplir de concret.

— Maintenant que cette question est réglée, pouvons-nous revenir aux affaires en cours ? demanda Ventnoir.

Flammechant haussa les épaules et retourna s’asseoir sur son coussin, d’un vert si sombre qu’il paraissait presque noir. Karal nota avec un certain amusement qu’il avait choisi le seul « siège » qui s’harmonisait avec son costume émeraude.

— J’ai demandé à Rris si son peuple avait une tradition orale au sujet des tempêtes magiques qui suivirent le Cataclysme, continua Ventnoir. Il a accepté de venir nous la réciter aujourd’hui.

Couché près de l’Adepte k’sheyna comme un chien obéissant, Rris se leva, alla se placer au milieu de son auditoire et s’inclina, avant de s’asseoir.

J’espère que vous ne m’en voudrez pas de respecter le rituel, dit-il avec beaucoup de dignité.

— Vas-y, fit Flammechant. Si tu t’écartais de la tradition, tu risquerais d’oublier quelque chose.

Rris acquiesça.

Ecoutez tous, je parle du temps du Changement, du temps de la Chute du Ciel et des Etoiles, commença-t-il, sa voix résonnant dans le crâne de Karal.

Pendant qu’il écrivait, le jeune homme se dit qu’il avait changé lui aussi, au point de devenir méconnaissable. Il n’y avait pas si longtemps, voir un kyree l’aurait terrorisé. Et maintenant, il notait tout ce que disait sa voix mentale sans se poser de questions.

Une bonne ou une mauvaise chose ?

Ni l’une ni l’autre, décida-t-il, ses doigts volant au-dessus de la feuille pour tracer des lignes d’une écriture méticuleuse. J’ai changé, c’est tout. On change, ou on se transforme en vieux bout de bois sec.

Une autre pensée lui traversa l’esprit.

Et les vieux bouts de bois sec cassent sous la pression.

Alors, peut-être était-ce une bonne chose, après tout. La dernière catastrophe qu’il leur fallait, en ce moment, c’était qu’un des leurs se brise comme une brindille.

La journée avait été longue – et elle semblait loin d’être finie. Néanmoins, quand An’desha intercepta Karal, après la réunion, pour lui demander de lui expliquer comment aller à La Rose des Vents, le novice se porta volontaire pour l’y accompagner, après le souper. Ulrich devait travailler avec Elspeth et les Tayledras pour renforcer les boucliers. Ça laissait à Karal le temps de faire une copie de ses notes et de servir de guide à son ami.

Ils partirent dans la nuit noire, prirent le chemin désormais bien connu de Karal et pataugèrent dans les flaques laissées par la pluie de la veille.

— Merci de m’accompagner, dit timidement An’desha. Aller voir ces gens tout seul m’aurait mis très mal à l’aise.

Puisque c’était la première fois qu’An’desha quittait le Palais, Karal devina que « très mal à l’aise » devait être très au-dessous de la vérité. « Terrifié » s’en approchait davantage.

Mais An’desha était décidé à y aller. Il sentait que quelqu’un devait essayer d’expliquer la magie à ceux qui ne possédaient pas de pouvoir, et qu’il était le mieux placé pour ça.

L’objet de la dispute au milieu de laquelle Karal avait déboulé… An’desha s’était porté volontaire et Flammechant n’était pas d’accord.

Flammechant est jaloux. Craint-il qu’An’desha rencontre quelqu’un d’autre ? Je me demande si mon ami se doute de ça…

— J’ai toutes ces notes à leur donner et j’ai besoin d’une copie des leurs pour les mages. An’desha… je sais que tu es timide, alors je ne pouvais pas te laisser aller là-bas tout seul. C’est à ça que servent les amis, non ?

— J’espérais que tu m’accompagnerais, dit le mage avec un sourire hésitant. Mais tu fais déjà tellement de choses, y compris jouer les secrétaires pour nous… Je n’ai pas osé te le demander.

— Avant que tout ça ne soit fini, nous serons tous épuisés. Alors ne t’inquiète pas !

Ils étaient devant La Rose des Vents. Karal s’arrêta et se tourna vers son ami.

— Arme-toi de courage. C’est pire que tout ce que tu peux imaginer.

An’desha se prépara du mieux possible, mais il tressaillit quand même quand Karal poussa la porte, le bruit de dizaines de conversations montant à leurs oreilles.

Toutes moururent quand les Bleus virent qui entrait. Natoli se précipita vers eux, maîtresse Tam sur les talons.

— Nous avons des notes et des diagrammes pour vous, annonça la jeune fille.

— Et j’ai les minutes de la réunion des mages pour vous, répondit Karal. Plus important, j’ai amené un mage. Il voudrait essayer de vous expliquer comment fonctionne la magie.

An’desha aurait sans doute préféré faire demi-tour. Mais seuls les tremblements de ses mains trahissaient sa nervosité.

— An’desha, voilà Natoli et maîtresse Tam. Mes dames, je vous présente An’desha. Il est shin’a’in et tayledras et travaille avec le Héraut Elspeth.

— Très heureuse de vous rencontrer, An’desha, dit maîtresse Tam en joignant les mains et inclinant le buste pour le saluer, au lieu de lui serrer la main. (Karal jugea que c’était un geste plein de tact.) Nous avons grand besoin que quelqu’un nous parle de la magie. Pour le moment, nous en sommes réduits aux suppositions.

— Je comprends ça, murmura An’desha, si bas que Tam dut se pencher un peu pour l’entendre. Je serai heureux de pouvoir vous aider.

— Bien, alors venez avec nous. Karal, maître Henlin attend vos notes pour en faire des copies. Venez nous rejoindre quand il vous aura lâché.

Maîtresse Tam prit An’desha en charge, comme si elle avait l’habitude de s’occuper des adolescents timides. Et c’était sans doute le cas. Karal pensa que certains de ses élèves devaient être aussi introvertis qu’An’desha. Les enfants intelligents avaient souvent des problèmes avec leurs camarades moins doués. N’était-ce pas ce qui lui était arrivé, quand il avait été emmené par les prêtres ?

J’espère qu’aucun de ses élèves n’a eu une vie à demi aussi passionnante que la sienne. Je ne souhaiterais pas ça à mon pire ennemi.

Karal apporta les notes à maître Henlin, dans la salle des maîtres. Le vieil homme était penché sur une table couverte de diagrammes et de notes. Il se releva et sortit pour rejoindre An’desha.

Le jeune homme parlait de l’origine de l’énergie magique.

— … certaines écoles de magie créent des poches, comme des citernes ou des réservoirs, où leurs maîtres puisent au besoin. Mais la source reste toujours la même… l’énergie vient de la vie qui nous entoure. Les créatures vivantes la produisent en respirant et en bougeant.

— Et les Adeptes que tu as mentionnés ? demanda Natoli. Utilisent-ils quelque chose de spécial ? Ou ont-ils accès à d’autres réserves ?

— Il en existe… Mais il ne s’agit pas de réserves créées par d’autres mages. Elles naissent partout où deux ou plusieurs lignes de force se croisent. Ce sont des « nodes », et ils sont si puissants que seul un Adepte peut contrôler leur énergie. Quiconque essaierait serait incapable de toucher ce pouvoir, ou se ferait dévorer par lui. Autrement dit, il serait réduit en cendres.

Un des garçons tressaillit.

— Pas très réjouissant.

— Non, répondit An’desha. Mais vous comprenez sans doute maintenant que tout ça répond à des lois naturelles. Le pouvoir vient de quelque part et va quelque part, comme un cours d’eau se jette dans la mer. Pour finir, il aboutit dans un lieu que nous appelons les Plans Inférieurs, où tout est fait de chaos et d’énergie. Et je suppose qu’il revient dans le Plan Monde par le biais des créatures vivantes.

— Nous réfléchirons à ça quand nous en aurons le loisir, dit maître Levy en déroulant une carte sur la table, devant An’desha. Nous avons examiné chaque pouce de terrain autour de Haven jusqu’à une demi-journée de cheval. Les zones transplantées sont en vert, les zones détruites en rouge et les zones transformées en jaune.

Alors qu’An’desha se penchait sur la carte pour l’étudier, Karal murmura à Natoli :

— Les zones transformées ? C’est quoi ?

— Des endroits où tout a été modifié. Ou plutôt, tout est comme avant, à l’intérieur de ces cercles, sauf la saison. Nous sommes à la fin de l’été. Dans ces cercles, c’est l’hiver, l’automne, ou le printemps. Les plantes sont en fleurs ou en sommeil, les insectes sont morts, encore à l’état de larves ou dans leurs cocons. Les oiseaux grelottent ou ont revêtu leur plumage de parade.

Karal cligna les yeux de surprise.

— J’ignore ce qui a pu causer ça, dit Natoli. Karal étudia la carte et fut rassuré de constater qu’il y avait beaucoup moins de points rouges que de verts et de jaunes. Et on distinguait effectivement une configuration : les points étaient placés à intervalles réguliers. Quelle que soit la direction, on retrouvait la même séquence : trois verts, un rouge, trois verts, un jaune. Mais il ne semblait y avoir aucun point d’origine.

— Je me demande…, commença An’desha.

— Continuez, l’encouragea maîtresse Tarn. Vous connaissez la magie. Si vous avez une interprétation à suggérer, je serais contente de l’entendre.

— Eh bien… je me demande si les zones dévastées et transformées n’ont pas été bombardées par trop d’énergie, ce qui expliquerait leur état. (Puis il haussa les épaules.) Je me raccroche désespérément à un semblant d’espoir.

— C’est ce que nous faisons tous, avoua maître Levy. Etudions cette théorie un moment.

Karal ne saisit pas la moitié de ce qui suivit, mais Tarn et son ami semblaient se comprendre, et c’était l’essentiel. Puisque An’desha avait perdu sa timidité initiale, et que Natoli était plongée dans une conversation, il trouva à s’occuper ailleurs.

Il s’installa à une table avec d’autres jeunes gens de son âge, qui copiaient le diagramme que maître Levy avait déroulé devant An’desha.

Je vais aussi en faire une copie pour les mages. Il prit du papier, une plume et de l’encre. Quand il eut terminé, il reproduisit plusieurs fois ses propres notes pour les maîtres.

Lorsque ses yeux fatigués le trahirent, il posa sa plume, enroula sa carte et les notes sur les « cercles magiques » et alla rejoindre An’desha.

Malgré sa promesse faite à Flammechant, il avait fait quelques démonstrations aux ingénieurs. Comme Karal, il était épuisé et prêt à partir. Natoli ayant déclaré qu’elle irait avec eux, tout le monde se sépara, étouffant des bâillements.

— Je rentre au Palais avec vous, dit la jeune fille alors que Karal tendait son manteau à An’desha. J’ai une chambre dans l’aile où logent les Bleus qui n’ont ni protecteur, ni titre, ni maison en ville. Nous la partageons avec les aspirants Bardes et Guérisseurs.

— Je me posais justement la question, admit Karal en jetant son manteau sur ses épaules. (Natoli récupéra le sien.) Tu entres et sors du Palais à loisir et tu agis comme si tu y avais ta place.

— En un sens, c’est la seule maison que j’ai jamais eue. Père a été choisi après que ma mère fut morte en couches. Non, ce n’était pas moi ! L’enfant était mort-né. J’avais quatre ans. Père m’a amené au Collegium, puisqu’il ne savait pas quoi faire de moi, et c’est là que j’ai grandi. Quand il partait en mission, un Héraut me gardait jusqu’à son retour.

Il y avait pire enfance, même si Natoli n’avait pas connu la chaleur d’une vraie famille, contrairement à lui.

— Tu as dû te sentir très seule, dit An’desha alors que Karal ouvrait la porte.

Natoli se contenta de hausser les épaules.

— C’était surtout bizarre… Quand père était là, il s’assurait que je sache à quel point il était content que je vive avec lui. Comme je n’avais rien de mieux à faire, en grandissant, j’ai commencé à suivre des cours dans les trois Collegia – à l’exception des cours de composition et d’interprétation des Bardes et des cours médicaux des Guérisseurs. Un jour, j’ai su ce que je voulais vraiment faire. Je suis allée voir maîtresse Tam, et je l’ai implorée de me prendre comme élève. Elle m’a demandé comment j’avais pu mettre si longtemps avant de découvrir pour quoi j’étais douée.

— Ça ne m’étonne pas d’elle, fit Karal. J’ai l’impression que maîtresse Tam ne prend jamais un chemin détourné quand il y en a un direct.

D’autres étudiants les suivaient, murmurant entre eux dans la rue déserte.

— C’est vrai, elle a tendance à être abrupte, répondit Natoli avec un sourire. Père était content que j’ai trouvé ma vocation. Il m’a permis de partir. Depuis, j’étudie avec maîtresse Tam.

— Au moins, tu as eu ton mot à dire, répondit le novice, légèrement envieux. J’ai été littéralement enlevé par les prêtres.

Il décrivit son enfance à Natoli et à An’desha, qui l’écoutèrent avec intérêt.

— Comme c’est étrange : de nous trois, c’est moi qui ai eu l’enfance la plus normale, fit An’desha. Oui, très étrange…

— On peut dire que tu t’es rattrapé par la suite. (Karal lui flanqua une petite claque sur l’épaule.) Ne t’inquiète pas. J’ai compris un truc depuis longtemps : plus une personne est intelligente, plus elle a de problèmes avec les autres. L’important, c’est de ne pas s’appesantir sur eux, mais de faire ce qu’on peut avec ce qu’on contrôle !

— C’est logique, lâcha Natoli, avant de changer de sujet. A cette heure tardive, je me demande quel genre de nourriture nous allons bien pouvoir contrôler…

Les jours passèrent et Karal continua à travailler avec les mages et les ingénieurs. Ces derniers rassemblaient de plus en plus d’informations, qu’ils ajoutaient à leurs diagrammes, à leurs tableaux et à leurs cartes. Florian transmettait à Karal les « données » – c’était ainsi que les appelait maîtresse Tarn – que lui faisaient parvenir les Compagnons en mission avec leur Héraut. Elles étaient bien plus pertinentes, et surtout plus précises, que celles qui venaient des humains.

Le troisième jour, Karal se pétrifia, la plume à un pouce de la feuille, craignant soudain que ce ne soit pas le genre d’activités que Vkandis aimait voir faire à un de ses acolytes.

Il n’avait pas aperçu Altra depuis une éternité. Le Dieu du Soleil était-il fâché contre lui ?

A cet instant, Altra apparut dans la salle, la queue remuant comme une bannière au vent.

Karal sursauta. Pas parce que le Chat de Feu s’était montré au moment où il pensait à lui, mais parce qu’il était dans la salle d’une taverne, au milieu de dizaines de… eh bien… infidèles. Qu’allaient-ils penser ? Altra n’était pas vraiment du genre discret.

Les autres continuèrent comme si de rien n’était. Ils le voyaient, c’était évident – ils faisaient même des détours pour l’éviter – mais ils ne semblaient rien remarquer de spécial à son sujet. Altra bondit sur une table, pour jeter un coup d’œil aux cartes. Nul ne leva les yeux. Il aurait aussi bien pu être un chat domestique !

Sachant qu’il était cinq fois plus gros qu’un matou normal, c’était quand même étrange…

Altra finit par gagner le fond de la salle, où était assis Karal, et lui fit un clin d’œil approbateur.

Ils voient seulement ce qu’ils s’attendent à voir, dit-il, sibyllin. J’ai des informations pour toi. On trouve la même « configuration » à Karse et au sud. Solaris vous a envoyé des cartes. Vous les recevrez dans quelques jours.

Sur ces mots, Altra disparut sous une table, et ne réapparut pas de l’autre côté. Karal resta longtemps la plume en l’air.

Bien… au moins, il approuve, pensa-t-il.

Mais avec sa chance, chaque fois qu’il n’avait plus à s’inquiéter d’une chose, dix autres surgissaient pour prendre sa place.

Le lendemain, la deuxième vague, plus ou moins attendue, les balaya. Elle survint treize jours après la première, approximativement à la même heure.

Cette fois, les zones de perturbations furent moins évidentes à repérer. Il fallut attendre plusieurs jours avant que les gens remarquent que les plantes et les insectes avaient changé à certains endroits. Ils n’étaient pas morts, mais plus pareils. Ils réagissaient à la présence des autres créatures vivantes, certains en se recroquevillant, d’autres en essayant de les attraper. Certaines plantes étaient devenues carnivores. D’autres étaient pourvues de nouvelles défenses – épines, piquants, sève malodorante ou empoisonnée.

Deux jours après la tempête, un fermier retrouva sa fille assise par terre, en pleurs, des centaines de petites épines dans la peau, criant qu’une fleur l’avait attaquée. Selenay ordonna qu’on lui envoie des échantillons de ces plantes et que les autres soient détruites.

Les mages étudièrent les végétaux mutants, mais ils ne réussirent pas à en apprendre grand-chose. Néanmoins, Flammechant déclara qu’ils ressemblaient à ceux qu’on trouvait dans les Collines des Pélagirs.

Treize jours après la deuxième vague, la troisième frappa.

Si ça continue comme ça, je ferais bien de me doter d’ouïes. Malgré l’orage qui avait éclaté et qui le trempait jusqu’aux os, Karal allait à La Rose des Vents, le cœur plus léger que lors de sa dernière visite.

Flammechant avait affirmé que la troisième vague était un peu plus faible que les précédentes. Cette fois, aucun bouclier n’était tombé. Même si les non-mages en avaient ressenti les effets, l’Adepte jurait qu’elle avait également duré moins longtemps. Personne n’avait encore fait parvenir de rapport des alentours de Haven, mais les mages croyaient que le pire était passé.

Ce genre de bonnes nouvelles valait bien un trajet sous la pluie. Karal avait hâte d’annoncer ça aux autres !

Poussant la porte de la taverne, il entra… et trouva tous les Bleus massés autour d’une table. Ils étaient anormalement silencieux. Quand ils se tournèrent pour voir qui arrivait, aucun n’avait l’air réjoui.

— J’ai de bonnes nouvelles ! dit Karal dans un silence oppressant. Flammechant estime que cette dernière tempête était plus faible !

Les expressions ne changèrent pas. Il sentit sa bonne humeur retomber.

— Elle était plus faible, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Flammechant l’a affirmé. Nous n’avons perdu aucun bouclier, cette fois.

Maître Levy secoua lentement la tête.

— J’ai peur que Flammechant n’ait tort, répondit-il. Elle n’était pas plus faible, mais bel et bien plus forte que les précédentes. Si rien de magique n’a été affecté, c’est parce que vos amis ont réussi à créer des boucliers résistants. Venez ici et jetez un coup d’œil à ça.

Le maître désigna une cage en bois posée devant lui. Karal ne vit pas ce qu’il y avait dedans, mais c’était ça que ses amis observaient avant son arrivée.

La bouche sèche, Karal traversa la salle et regarda à l’intérieur de la cage.

Il s’agissait d’un animal comme il n’en avait jamais vu. La créature posa sur lui des yeux rouges et brillants de folie et rabattit ses longues oreilles nues sur son crâne, qui ressemblait à celui d’une vipère, mais pourvu de poils gris clairsemés. Quand elle grogna, Karal eut un mouvement de recul involontaire.

— Ne le touche pas, l’avertit quelqu’un. Il a failli arracher la main de Semon.

— Qu’est-ce que c’est ?

La créature lui semblait vaguement familière…

— Il semble que ce monstre ait été un lapin, répondit maître Levy. (Il secoua la tête.) Nous ignorons s’il s’agit d’un cas où plusieurs créatures ont été mélangées ou si un lapin a été transformé en Carnivore.

« Voilà ce qu’a provoqué la dernière tempête magique. Nous avons envoyé un message au Palais pour que les gens soient prévenus partout dans le pays. Nous avons de la chance que rien de plus gros n’ait été à l’intérieur d’un cercle de transformation. J’ignore en quoi se serait métamorphosée une bête de la taille d’un chien.

« C’est une supposition, mais je dirais que la vague de perturbation était assez puissante pour affecter de gros animaux.

— Songez à ce qui se serait passé si ça avait frappé une vache ou un cochon, dit quelqu’un.

Maître Levy frissonna. Karal ne put l’en blâmer.

— Ou un humain. Et l’orage est une autre preuve de la puissance de la dernière vague. Il y en a toujours un après le passage d’une vague. Celui-ci est pire que le précédent, qui était pire que le premier.

— Nous n’avons pas que des mauvaises nouvelles, annonça Natoli, quand Karal se détourna de la créature. Après trois vagues, nous avons assez d’informations pour faire des prévisions. Nous savons quand aura lieu la prochaine, où elle frappera, et d’autres choses encore. Au fait, nous employons le terme de « vague » pour parler de ces tempêtes. Et on dirait bien que cette terminologie est exacte.

— Ce sont des vagues ? (Le nœud qui s’était formé au creux de l’estomac de Karal se défit.) Merveilleux ! Si nous pouvons le prévoir, nous empêcherons que le phénomène se reproduise !

— Peut-être, mais nous n’en sommes pas là pour le moment…, répondit sombrement maître Levy. La taille des cercles augmente et la durée de chaque vague s’allonge avec sa puissance…

— Attendez, coupa Karal. Il faut vous adresser aux mages… Venez avec moi et exposez-leur tout ça dès maintenant, pendant qu’ils se félicitent encore que Valdemar ait survécu et que le pire soit passé. Ils n’ont encore rien dit à la reine. Nous devons les arrêter avant qu’ils ne le fassent.

L'annonce des tempètes
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